A propos

L’avant – peinture par Jean Arène

A propos

L’avant – peinture par Jean Arène

Peur, la peur de se trouver seul à seul, face à face impitoyable où la preuve est faite de votre petitesse, de votre impuissance à vous mêler, et à pénétrer le monde. Peur de la toile immaculée dont vous allez salir la blancheur si belle que d’aucuns l’exposent telle quelle. Je tourne et retourne, comme un qui a des cauchemars. Que peindre aujourd’hui ? Naturellement ? il n’est pas question de ne pas peindre. Ne pas le faire serait être insatisfait et mal dans ma peau ! Je me prépare intérieurement comme j’imagine un sportif pour le combat. Je suis inquiet et retarde le moment de l’action. J’essaie d’écarter de ma tête toutes les mouches des soucis humains, me mettre dans l’attente de quelque chose de très beau et très rare qui va advenir. J’ouvre mon cœur et mes yeux. Mais quel temps fait-il, quelle lumière, quel soleil, quel vent ? Peindre blanc, bleu, noir, gris, un homme, des bêtes, un horizon, du ciel, des rochers ? Chaque jour mon corps a besoin d’une harmonie, d’un rythme, d’un thème différent de celui de la veille ou peut-être de la même veine comme s’il n’en était pas rassasier.

Et je pars en quête de ma nourriture journalière comme on voit les fourmis affairées, monter, descendre, tourner, remonter et ramener leur provende. C’est l’aventure que je ne connais pas, je marche dans une direction poussée par mon démon qui me dit que là, je trouverai peut-être mon bien. Enfin comme le sourcier avec sa baguette sent l’eau, je sens qu’il y a ici concordance entre l’extérieur et mon intérieur la lumière me baigne, le soleil me chauffe, l’espace me parle, je suis dans un état joyeux, affamé, ouvert, perméable, c’est l’étonnement, l’émerveillement ! Ce sont si je me trompe des signes d’amour. Le voilà, mon tableau d’aujourd’hui.

Je commence alors à rôder autour de mon sujet pendant longtemps, ne sait au juste sous quel angle le voir, jusqu’au moment où je sens l’équilibre s’établir et ce dont mon désir a besoin.

J’emmène tout mon attirail pesant sur le terrain – chevalet, palette en forme de valise, boîte de tubes, pinceaux, chiffons, pot de blanc, térébenthine, siccatif ; J’arrime le chevalet, le stabilise avec des cordes bien tendues sur des piquets fichés en terre pour éviter que le mistral ne transforme le tout en cerf-volant. Puis il faut encore choisir le format de la toile en rapport avec le sujet ; Je suis de toute façon limité par la grandeur, si je ne veux pas devenir homme oiseau. Le format 50F est le maximum que peut maintenir mon chevalet de campagne. Il est nécessaire qu’il soit exactement à la hauteur pour que mon bras saisisse la toile dans son ensemble, sans fausser le mouvement naturel du bras qui lui-même accompagne celui du corps, toujours debout, avançant, reculant, jaugeant, jugeant pour que la toile s’organise en souplesse comme une danse rythmée. Que le sujet choisi me rentre dans l’œil, descende le long de mon bras, ma main et le pinceau après un petit détour fulgurant par le cerveau, le sexe, le cœur ! Pas de gêne ou le moins possible. Aussi, pour cette raison, quand il fait chaud, je me mets nu, les pieds en contact direct avec la terre chaude.

Si l’exaltation de ma rencontre ne tombe pas dans ma lutte avec l’exécution technique, il n’y aura pas trop de problèmes jusqu’à la fin, de la toile. Premier temps : presser sur la palette en ordre presque invariable, pour que l’œil n’ait pas besoin de les chercher, quelques couleurs assorties à l’harmonie du sujet, ensuite choix du pinceau favorable et bien en main, en rapport avec la surface à peindre, la sensualité de la matière. Crucial le second temps, celui de la mise en place, composition, arabesque de mon dessin ; si elles ne me satisfont pas, il n’est pas la peine de commencer à peindre avant qu’elles ne soient au point. Il sera toujours difficile de les remanier si du premier élan elles ne sont pas bien venues. Ce qui impliquerait d’ailleurs pour moi que j’aie mal senti mon sujet.

Enfin, poser la couleur. C’est une joie, on oublie la peur, on oublie tout, on participe, on vibre, on ne se pose plus de questions, on se laisse aller, on devient couleur. La réflexion est toute automatique semblable au processus de conduite d’un véhicule. Conduire c’est vivre sa machine, peindre c’est vivre la couleur. A ce moment-là il ne faut pas reprendre pied ou alors on est foutu, reprendre pied c’est sa maladresse, c’est le petit bonhomme qui peint comme un manche, n’a pas d’excuses d’être ni bête, si prétentieux de vouloir s’attaquer à ce magma si beau, si grand. Reprendre pied c’est se retrouver seul avec toute l’absurdité de la condition d’homme et de peintre en surplus. Alors comme on n’est pas là pour se lamenter, on se dit : « Merde, tu es un salaud, tu as tout : la liberté, la santé, les pinceaux, la couleur, la toile, le soleil, un pays magnifique et tu restes là à pleurnicher sur ta bitterie ! Non ! Alors fonce, tu n’as rien à perdre, efface tout, recommence. D’ailleurs, c’est en te cassant la gueule que tu apprendras ! » On ramasse un caillou, on le jette loin pour se détendre, puis sur cette grande colère on reprend ses pinceaux, pleurant presque de rage. On s’énerve, le geste devient plus vif, reprend du tonus et petit à petit l’enfant prend vie. Il reste à le parachever, ce n’est pas le moindre. Il faut encore travailler des heures pour quelques petits points n’ayant pas atteint la plénitude désirable, mais encore, savoir s’arrêter à temps, dire l’essentiel, par le signe évident dans sa plus grande simplicité.

L’enfant est là mais demain, non dès maintenant, je suis déçu, heureux de l’avoir fait et déçu qu’il ne soit pas plus beau, à l’image de la vie, à la hauteur de la beauté que je sens. Demain, j’essaierai de m’approcher un peu plus.

Jean Arène, 19 aout 1987.